VALERIE CRAUSAZ ou l’excès en peinture
Valérie Crausaz a juste 40 ans, elle peint avec un acharnement et une sincérité sans égale depuis 20 ans. Cette énergie est d’autant plus exemplaire qu’elle se déploie dans la solitude des jeunes artistes à Nîmes privés de galeries prospectives et dans l’indifférence des institutions. Elle a pris son sort en main et fait régulièrement des expositions avec d’autres jeunes femmes (Catherine Hachon, Anne Pons…) dans leur atelier pour tenter de secouer la léthargie locale. Pas en vain, puisqu’elle a su convaincre quelques amateurs devenus fidèles. Mais voilà, sa peinture est trop forte, trop charnelle, pas assez légère, pas assez discursive pour entrer dans les conversations mondaines ou dans les postures distanciées de l’interminable postérité duchampienne.

Voici une jeune femme épanouie qui prend, sans prudence, le risque de faire des tableaux simples, brutaux parfois, frontaux toujours. Elle pratique une peinture de l’effusion sans la béquille de la rhétorique du langage, qui existe directement sans détours et nous saute aux yeux. J’ai bon espoir que cette détestable mode du bavardage emphatique finisse par lasser. Il n’y a qu’à constater actuellement le succès des tableaux de Joan Mitchell ou de de Kooning à l’exposition « Deadline » du Musée d’Art Moderne à Paris, des peintures ultimes fortes de leur accomplissement et de leur silence ; ou bien l’ « outrenoir » d’un langage outrepassé de la rétrospective Soulages à Beaubourg ; ou bien encore l’exemplaire exposition de l’hiver dernier au musée de Lyon « Repartir à zéro », c’est-à-dire sans les mots. Jamais le langage ne pourra se substituer à l’expérience physique de l’œuvre ni l’ordinateur à la réalité du tableau. Si la peinture pouvait redevenir ce lieu concret de la révélation de nos affects, celle de Valérie Crausaz nous en donnerait l’espoir. Je vous encourage à la suivre. Il faut un certain courage au regardeur pour accepter ces grandes peintures toniques et joyeuses sur fond de drame, cette chair picturale onctueuse et cette couleur forte. On est loin des petites choses délicates encadrées entre le buffet et la porte qui font le goût égal des appartements design. Ici, tout est convulsif et singulier. Les tableaux dérangent plus qu’ils n’ordonnent l’espace. Ils le font voler en éclat sans dessus ni dessous.
Alors, regardons Valérie Crausaz au travail. D’abord elle brosse des figures d’une manière gestuelle avec un médium à base de cire liquide et chaude qui aussitôt se fige. Le geste est bref, premier, primal, il tente d’inscrire une figure humaine aussitôt stoppée dans son élan. L’on peut penser à une réactualisation du mythe de l’origine de la peinture comme étant l’ombre projetée de soi ou de l’autre, à l’instant de son départ juste avant sa disparition. Cela s’apparente à une danse dont on peut trouver la filiation dans les peintures païennes de Nolde ou bien dans les enchevêtrements de corps calcinés de Soutter ou encore dans les grandes danses macabres et joyeuses des gravures sur bois de la Rhénanie du XVe. Mais Valérie Crausaz ne cite rien de tout cela. Elle possède cette curieuse boulimie des vrais artistes qui dévorent et détruisent les formes de l’histoire de l’art pour en restituer la substance dans d’improbables nouveaux matériaux. Il ne s’agit donc pas de la représentation d’une danse mais d’un rituel de surgissement que la peinture incarne. Et comme dans tout rituel primitif, les formes livrent des significations ouvertes, incertaines et pourtant ici terriblement suggestives. Valérie Crausaz ne peut ni ne veut en donner la clé, elle se veut l’exécutante d’un rituel de la peinture dont les significations la dépassent.
Puis, il y a ce temps d’arrêt où son tableau commencé se fige dans les aspérités hasardeuses de la cire qu’elle passe au fer pour mieux l’apprivoiser, en lisser la paroi, la préparer à la scène suivante. La seconde intervention est plus réfléchie, plus lente, plus construite. La fabrique est plus sophistiquée et le vocabulaire puisé dans les arts décoratifs souvent tribaux et du kitsch de notre quotidien. Ces motifs géométriques sont souvent dessinés à la règle et remplis en épaisseur d’une cire onctueuse et colorée. Cette nouvelle image superposée est en contradiction active avec la première, une sorte de non-sens visuel qui produit dans un premier temps distorsion et gêne puis d’un coup s’associe comme nos deux yeux divergents s’ajustent dans une vue stéréoscopique. Il y a un enjeu sérieux dans cette confrontation active entre un ordre décoratif et une pulsion expressive. Je pense que l’on pourrait revisiter le XXe éclairé de cette dualité.
Valérie Crausaz maintient cet équilibre précaire qui donne une tension au tableau, une sorte de suspens juste avant sa déflagration. Nous pourrions être, puisqu’on ne peut hélas jamais être seul ni pour la première fois dans aucun tableau, dans la transparence ludique de Picabia ou bien dans les scènes érotiques emmêlées de Salle, ou dans la véhémence gestuelle de Schnabel oblitérant des images trouvées et dont, étudiante aux Beaux-arts, Valérie Crausaz avait vu l’exposition flamboyante au musée de Nîmes. Nous pourrions l’associer à cette posture formelle et aux jeux violents qui en découlent. Mais il y a chez elle plus de symbolique et de bienveillance. Elle manie la cire avec trop d’insistance pour que cela soit seulement une commodité technique. Beuys avait le feutre, Laib le pollen… une façon de soigner le monde sur son fond d’effroi : la guerre pour Beuys, le progrès pour Laib et ses propres pulsions pour Crausaz. Mais le cautère de miel et de cire reste fragile, menaçant d’exploser à nos yeux. Ce ne sera jamais du côté du drame mais toujours de celui de l’appétit de vivre avec ses excès.
Alain Clément, décembre 2009

:: VALERIE CRAUSAZ
Toute peinture n'est d'abord que la trace laissée par le corps du peintre. Il en est surtout ainsi de celles qui s'inscrivent dans une tradition gestuelle : c'est le cas de Valérie Crausaz.
Que signifient ces tracés inachevés dans leur sinuosité sinon une arabesque jamais close qui tente d'inscrire une figure anatomique. Le peintre mélange le désir de décrire l'autre fatalement enlacé à sa propre gestuelle. Le modèle ne peut être qu'un prolongement de soi. C'est ainsi que les peintres ne font que des autoportraits même s'ils ne le savent pas, ni ne le veulent par le seul fait qu'ils ne peuvent se saisir du réel qu'à travers leur propre gestualité. Valérie Crausaz lance ses gestes avec grâce ou conviction, hésitations ou paniques. Ce que nous disent ses peintures ne sont que les états enregistrés du mouvement de son corps et de ses humeurs. Il ne s'agit jamais d'un corps cerné dans l'immobilité de sa forme, mais toujours d'un corps en action dont la peinture enregistre la pulsion et la mouvance. C'est une peinture démunie d'artifice, directe comme un premier geste dont seuls les peintres savent que c'est le plus dur à faire, le plus courageux parce que le plus simple. Une peinture qui s'engage et choisit sa famille du côté de l'expressionnisme, entre les éjaculations des dripping blancs de Francis Bacon, les dessins de corps paniques que De Kooning exécute les yeux fermés, ou bien les gerbes vitalistes des derniers bouquets de Joan Mitchell juste avant sa mort, mais surtout vers cet état impossible de la sérénité harmonique des enlacements matisséens.
Alain CLEMENT - juillet 1994.
:: DESSINE-MOI UNE FORME...
Arrivée dans l'atelier de Valérie Crausaz face à l'entrée, un empilement de formes
peintes découpées dans des plaques offset (feuilles d'aluminium servant aux
imprimeurs). Une curieuse envie : les regarder, avant les peintures, jouer avec. Des
formes simples, directes, radicales, bref évidentes.
Pourquoi évidentes ? Je regarde enfin les dessins et les peintures, accrochés au
mur, posées au sol. Les formes foisonnent, oscillent, pivotent, tournoient, et toujours
l'évidence.
Jusqu'en 2002, un bonhomme d'un graphisme enfantin, souvent peint en gris coloré, structurait la surface et faisait jouer les formes entre elles. Aujourd'hui, le bonhomme a disparu pour laisser la place à une luxuriance de motifs végétaux, animaliers ou simplement graphiques - rayures, cercles, disques, barres... Ils sont peints au pochoir (positif ou négatif), comme les formes ont été découpées : sans hésitation, comme découpe un enfant. Leur efficacité est renforcée par une gamme colorée intense d'accords heurtés, jouant souvent des complémentaires et travaillée en aplats. Les formes se superposent, s'intercalent, chevauchent dans un mouvement accentué par le jeu des valeurs. L'oeil se modèle à une luminosité très contrastée, abrupte, qui décale les plans, sculpte l'espace en zones d'ombre et de lumière où se déploient, s'épanchent les formes. Leur association semble improbable, un hasard non maîtrisé. Nées de la même main, les formes finiront bien par se la donner. En farandole bruyante, l'enchaînement joyeux fait cascader la lumière. Je pense au Cirque d'Alexander Calder, tout en fragilité et pourtant tellement fort dans son évidence plastique, à ses Mobiles. Nombreux sont les artistes qui ont axé leurs recherches sur le travail des formes "abstraites". D'Henri Matisse à Shirley Jaffe, en passant par Hans Arp et Stuart Davis, les propositions divergent. Mais Valérie Crausaz n'a pas puisé chez ces artistes son vocabulaire formel. C'est par la vitalité qu'elle impulse à ses peintures et oeuvres sur papier qu'elle partage leur univers. Ses formes ne sont pas épurées comme celles de Matisse, elles n'ont pas la sophistication de celles de Shirley Jaffe. Elles ne sont pas élégantes comme celles de Hans Arp, leur agencement n'est pas savamment calculé comme dans les oeuvres de Stuart Davis. Elles sont abruptes, à remporte-pièce, s'imposent d'elles-mêmes par la puissance de leur graphisme et la gaieté de leurs couleurs. Si Calder est évoqué avec son Cirque, c'est qu'il y a la même joie, la même jubilation enfantine à faire danser les formes, à les faire tinter entre elles.
La matière est toujours travaillée en fonction de la technique. Il n'y a pas de redite d'une technique à l'autre. Une onctuosité crémeuse pour les peintures à la cire, un toucher velouté pour les dessins, une opacité mate pour les monotypes. Si la spontanéité a guidé la découpe des formes, le hasard leur distribution, c'est un certain entêtement qui modèle, aère, écrase la matière.
La forme est triturée jusqu'à satiété. épanouie, saturée, illuminée, sonore, elle nous fait entrer dans la danse. L'évidence est là. Fraîcheur et obstination de l'enfance, générosité et acquis de la maturité permettent à Valérie Crausaz d'oser une telle aventure.
Marielle BARASCUD, juillet 2003

:: QUELQUE CHOSE GRONDE...
Quelque chose gronde dans la peinture de Valérie Crausaz ; quelque chose dont ni le peintre, ni nous-mêmes ne pouvons encore dire le nom. Quelque chose qui se démasque et se cache dans l'opacité des noirs, la soudaine embellie de couleurs emblématiques et jusque dans cet alphabet d'objets privés de sens dans leur terrible évidence, errant au milieu des toiles comme autant d'énigmes suspendues...
Est-ce toute la colère, tout le poids du monde ainsi porté à bout de bras graciles et suppliants...
Je fais confiance au peintre, c'est-à-dire à l'être énergique et têtu qui fait de son désir et de son courage la raison même de sa propre vie.
Toute vraie peinture commence par cette quête aveugle et pathétique d'un espace singulier, d'un lien qui nous est propre et où, par les effets du travail continu et d'une insistance sans faille, l'innomé va peu à peu se muer en un miroir où nous reconnaître et l'épouvante fondatrice laisser doucement place à un espace cultivé.
Vincent BIOULES, juin 1996